03 - L'école Monastique.
Vint alors le jour de la rentrée.
Les derniers brouillards de l'hiver ouatent le Val d'Or lorsque au matin, nous prenons le chemin qui mène de Romay à Paray, en suivant la base de la colline de Survaux. Ce chemin est suffisamment large pour que deux chars puissent s'y croiser.
A l'époque, un attelage de boeufs roux était devenu une curiosité locale. Sans le concours d'aucun guide, il faisait avec régularité le trajet aller et retour entre la carrière et le chantier. Notre grande distraction d'enfants coureurs de rues était d'attendre son passage et grimper sur le chargement de pierres sans crainte de réprimande. Nous cheminions ainsi jusqu'à la vigne, picorions en cachette quelques raisins en attendant le retour à vide du char tiré par les braves bêtes. Nos cris d'enfants turbulents accéléraient l'allure et nous faisions une entrée remarquée au hameau.
Mais ce matin là n'est pas un matin de joie. Fantine vêtue de sa robe du dimanche, ses beaux cheveux blonds recouverts d'un châle de laine noire, avance d'un bon pas. Je marche à ses côtés, en silence, le coeur gros comme une rave. Arnoul m'a taillé une paire de sabots de bois blanc. Comme ils sont un peu grands, en prévision de l'allongement de mon pied, il a mis de la paille à l'intérieur.
Nous longeons la grande prairie des moines où paissent les vaches blanches et l'impressionnant taureau, dont les attributs intriguent ma curiosité. Un peu plus loin, nous passons au pied des rangées de vigne où les préposés à la taille sont déjà en action. La beauté de Fantine ne passant pas inaperçue, les vignerons saluent notre arrivée par des sifflets admiratifs et des plaisanteries malséantes, Toute rougissante, ma petite mère, fait comme si elle n'entendait pas et accélère le pas. Je ne suis pas très rassuré en pensant qu'au retour il lui faudra affronter toute seule ces rustauds.
Enfin la porte du monastère s'ouvre pour nous laisser passage. Le frère tourier connaissant la raison de ma venue fait appeler un jeune garçon qui jouait aux osselets près de l'entrée et le charge de nous conduire jusqu'au bâtiment réservé aux oblats. Pour nous y rendre, il nous faut traverser les jardins puis le chantier de la grande église dont un clocher est déjà terminé alors que le narthex et la nef sont en voie d'achèvement.
Le jeune garçon, à peine plus grand que moi, me dit s'appeler Pierre et commencer lui aussi sa première année d'internat. Venant de Montmelard où son père est charron, il est arrivé depuis la veille et a déjà fait connaissance des lieux. Il me présente à un moine chenu qui me souhaite la bienvenue et me dit qu'il sera désormais mon maître et que je devrai l'appeler ainsi.
Fantine me serre alors contre son coeur me donne mon baluchon et s'éloigne, les yeux embués de larmes. De mon côté j'ai la gorge serrée mais je ne veux pas laisser paraître mon chagrin devant Pierre qui, se détournant discrètement, semble fort comme un vrai garçon.
Le moment d'émotion passé, je visite en sa compagnie les principales pièces qui seront le cadre de notre nouvelle vie. La salle de classe est plus vaste que l'oratoire de Romay mais plus basse de plafond. De chaque côté du bâtiment principal, le dortoir et le réfectoire encadrent une cour de récréation dont la façade Nord est fermée par un préau.
Je suis en admiration devant ces constructions dont les toits ne sont pas de chaume mais couverts de tuiles rondes, de couleur ocre, qui ajoutent une note de gaieté dans le paysage.
Dans le dortoir un plancher surélevé occupe toute la longueur de la pièce. Entre le plancher et le sol de terre battue chaque élève dispose d'un coffre pour ranger ses effets personnels. Tout est neuf et fleure bon la résine de pin. Sur le plancher, maintenue par un rebord vertical, une litière de paille fraîche et blonde est préparée pour notre confort.
Le réfectoire a pour seuls meubles, une longue table et des bancs de bois blanc. A l'extrémité de la table une estrade et un lutrin de fer forgé sont prévus pour le lecteur. Chaque convive dispose d'une écuelle et d'une coupelle en grès émaillé.
Au fil des heures de la matinée d'autres élèves arrivent et, guidés par nos soins, s'installent près du coffre qui leur est attribué. Le fait de les avoir précédés de bonne heure me donne un semblant d'ancienneté aux yeux de ces jeunes nobles et riches bourgeois de la région. Par contre, mes sabots pailleux et mes hardes rapiécées trahissent mes origines modestes. Heureusement pour moi, la tenue de Pierre n'est pas plus reluisante que la mienne.
Au son de l'Angélus, un jeune moine convers nous invite à entrer au réfectoire. Récitation du Bénédicité par le Maître qui nous demande d'observer le silence le plus complet pendant le repas. Un jeune novice nous lit un passage de l'Ecriture Sainte, pendant que les vingt écuelles servies par le frère André trouvent estomacs à leur dimension et sont bientôt vides de leur contenu.
Le maître vient vérifier si tout se passe bien et nous donne l'emploi du temps de notre petite communauté: Lever à 7 heures, messe à 7h30, soupe 8h30, classe de 9 heures à midi. Repas, puis récréation jusqu'à 13 heures. Leçon de chant précédant les vêpres suivis de travaux pratiques ou d'exercices physiques. Enfin, après une pause en étude, la soupe du soir, une récréation et le coucher.
Ayant l'habitude de me lever tôt pour accompagner le parrain à sa forge, cet emploi du temps me convient très bien. Il n'en est pas de même pour les jeunes aristocrates. Ils se renfrognent à l'idée de débuter leurs journées au chant du coq, alors que dans leurs châteaux, les matinées sont occupées par les soins de toilette après un réveil tardif.
Nous consacrons l'après-midi à notre vêture. Les frères nous conduisent au quartier des moines où, dans un atelier sentant bon la laine et le cuir, d'autres convers, assis jambes croisées sur des tables, sont occupés à coudre des robes de bure. La bure est une étoffe de laine grossière, de couleur brune, utilisée pour le froc et le capuchon des convers. Une bure de teinte plus claire est réservée aux oblats et aux novices. Celle de laine plus fine mais teinte en noir est le signe distinctif des moines tonsurés c'est à dire ceux qui ont reçu le sacrement de l'ordre. Par-dessus, ils sont les seuls à revêtir la coule qui dissimule la taille ceinturée d'une corde de chanvre.
Ayant des sabots neufs, Pierre et moi sommes dispensés d'aller chez le frère sabotier. Les autres doivent à contrecoeur troquer leurs chausses de cuir contre les sabots de bois, la règle étant que nulle différence ne doit distinguer l'uniformité de nos tenues. Un détail cependant fait que mes sabots ont leur originalité. Sur le dessus, Arnoul a sculpté une marguerite qui me donne l'assurance de ne pas confondre mon bien avec celui de mes voisins de paille. C'est le premier détail qui présage que tout au long de ma vie de moine je ne serai jamais tout à fait comme les autres frères.
Notre première nuit se passe bien. Après les événements de la journée le sommeil ne se fait pas attendre. Au matin suivant, le claquoir de frère Bénilde notre surveillant vient en renfort de la cloche de l'angélus matinal pour nous tirer des bras de Morphée. Une éclaboussure d'eau fraîche sur le visage et me voilà prêt pour la messe des oblats Celle-ci a lieu dans la chapelle provisoire édifiée en attendant l'achèvement de la grande église.
Première matinée de classe essentiellement consacrée, comme les suivantes, à l'apprentissage de la lecture et de l'écriture. Notre maître possède une méthode trés efficace pour nous apprendre à lire : il dessine par exemple une cerise sur la grande ardoise commune et ainsi nous mémorisons le C à ne pas confondre avec la prononciation du C de carotte. Sa patience n'a d'égale que sa sévérité et, la punition corporelle qu'il préfère est de nous tirer les cheveux à la hauteur des tempes. Il lui arrive aussi de se servir de la verge lorsqu'il est confronté à une récidive mettant en péril son autorité.
Cette punition n'étant réservée qu'aux cas flagrants de dissipation , je dois dire, sans me vanter, qu'elle me fut qu'une seule fois infligée, étant plutôt sage de nature. J'en garde pourtant le souvenir cuisant dans le bas de mes reins.
Aux récréations, je fais plus ample connaissance avec mon ami Pierre et j'apprends qu'il a été admis parmi les oblats d'Orval grâce à la recommandation d'Artaud le Blanc, Seigneur de Dun. Pourquoi ce noble seigneur s'intéresse à l'éducation de mon ami? La raison me semble obscure et Pierre ne peut répondre à mon interrogation.
Ainsi s'installe notre routine écolière et grâce au talent pédagogique de notre Maître, les progrès ne se font pas attendre. Chacun est capable à la veille de Noël de lire un texte rédigé de sa main, en présence du prieur Andralde. En récompense, celui-ci donne à chacun un petit parchemin, agrémenté d'une enluminure, où est écrit, par 'un frère copiste, une prière à la Vierge de Romay.
C'est pour moi un véritable trésor que je m'empresse de ranger précieusement dans mon coffre, beaucoup trop grand pour le peu de biens que je possède. Celui de Gontran, fils des Seigneurs de Cypierre, est rempli de chemises de toile fine, de chausses et de chandails en laine écrue. Une servante vient régulièrement chaque semaine au parloir pour changer son linge et lui prodiguer quelques gourmandises qu'il nous partage en cachette.
Au sein de notre petite société, les différences de classe ne sont pas obstacle à l'amitié. Je dirais même que cela représente un plus pour Pierre et moi car notre expérience de vie beaucoup plus rude, nous donne une certaine supériorité sur ceux qui, habitués à la vie de château, souffrent en silence.
Heureusement pour eux et joyeusement pour moi, Noël est aussi la fin de l'année scolaire. Nous ne subirons pas les rigueurs de l'hiver à venir au monastère mais au coin de l'âtre de nos familles. Mais avant ce départ en grandes vacances, une cérémonie d'importance se prépare: La consécration de la nouvelle église par Odilon de Mercoeur Abbé de Cluny. Nos dernières journées de l'année sont occupées par la préparation de cet événement. Répétitions de chants grégoriens en compagnie du choeur des moines, je suis désigné pour entonner "l'asperges me" et "l'alleluia" de la messe festive.