Overblog
Editer la page Suivre ce blog Administration + Créer mon blog

11 - Sainte Marie du Bois

Publié par Louis Antoine  - Catégories :  #Sainte Marie du Bois

11 - Sainte Marie du Bois

Déambulatoire de l'église romane de Bois Sainte-Marie

Muni de l'autorisation prieurale je ne perds pas de temps et m'en vais trouver frère Jean pour lui exposer les motifs de notre expédition.

Frère Jean est un colosse de six pieds de haut pesant allègrement cent quatre-vingt-dix livres de carcasse et de muscles sans une once de graisse. Il a une trentaine d'années et arbore une superbe barbe mordorée qui se confond avec ses cheveux longs.

Comme moi, il est né de parents inconnus ce qui nous rapproche et nous lie d'amitié. Peu doué pour les études, il n'a pas été novice mais il est resté au service des moines, n'ayant pas d'autre ambition que celle de vivre en paix au monastère.

Frère lai, il a pour responsabilité l'approvisionnement en bois de chauffage des grandes cheminées. Sa fonction l'occupe toute l'année et lui donne une parfaite connaissance des forêts avoisinantes. Sa force tranquille lui assure la crainte des brigands et sa robe de bure le respect des essarteurs. Ce sera pour nous le guide idéal pour mener à bien notre équipée.

Nous décidons de profiter de la pleine lune pour partir sans plus attendre. Nous éviterons la route de Charolles et ses dangers et couperons au plus court par les chemins qui traversent les bois du Brionnais.

Le départ est donc fixé à la nuit prochaine. Je demande à Céline de venir nous rejoindre à la porte des Perriers deux heures avant minuit.

A l'heure dite, les gardes qui en ont reçu l'ordre, nous ouvrent la herse. Frère Jean soulève Céline comme un fétu de paille et l'installe sur la mule.

Sans difficultés en raison des basses eaux, nous traversons le gué du moulin.

Nous longeons la forêt des Aisances, nous évitons les huttes des essarteurs de Nochize et le château féodal de Chevenizet, pour rejoindre l'hospice routier du Moulin de Vaux.

Nous frappons à la lourde porte.

L'homme qui nous accueille est un ami de notre guide. Issu de famille noble, il a fait don de ses biens à Cluny. Il se consacre désormais à l'hospitalité des voyageurs et pèlerins qui fréquentent le val d'Arconce par la voie reliant Charolles à Anzy-Le-Duc.

D'emblée, son abord suscite la sympathie. Sa barbe grisonnante fait ressortir la brillance de ses yeux clairs reflétant la flamme de la bougie. Il est vêtu comme un moine mais de bure grise.

Le silence est seulement troublé par le piaffement des chevaux et le ronflement de quelque vieillard endormi. Le bruit de la chute d'eau du moulin nous situe la proximité de la rivière. Nous faisons en sorte de ne réveiller personne et nous nous couchons dans la salle commune sur la paille fraîche d'un plancher.

Céline, à mon côté, s'est endormie sitôt étendue. Un rai de clair de lune éclaire son visage serein et je ne puis détacher mon regard de ce ravissant spectacle. Je reste ainsi les yeux grands ouverts pendant de longues minutes.

Soudain un cauchemar crispe ses traits sous l'effet d'une subite frayeur. Elle gémit comme le premier jour où je l'ai rencontrée. Craignant qu'elle ne réveille nos voisins de chambrée, je caresse doucement son front. Cela a pour effet de la rassurer sur-le-champ. Elle entrouvre les yeux, me prend la main et se rendort aussitôt. Je n'ose plus bouger et la douce chaleur de cette petite main me plonge en une étrange torpeur qui, progressivement, se transforme en sommeil profond.

Au réveil, je me dégage de la douce étreinte et m'empresse de gagner la rivière. Il me faut, sans plus attendre, éteindre le feu ardent déclenché par cette proximité féminine et qui menace de réduire en cendres mes voeux de chaste moine.

La chaleur de la veille n'a pas fait place au raffraichissement de la nuit. Sans la moindre hésitation, débarrassé de ma robe, ayant seulement conservé mes braies, je plonge du haut de la digue dans le bief. L'eau fraîche apaise l'embrasement de mes sens. Je nage en luttant contre le courant qui actionne la grande roue du moulin.

J'aperçois Céline, au bord de l'eau, faisant toilette de chat. Elle se contente d'asperger son visage avec l'eau qu'elle puise au creux de ses mains.

Frère Jean est déjà prêt au départ, la mule à ses côtés, il gesticule pour que nous abrégions nos ablutions matinales. Le soleil en effet est déjà haut lorsque nous traversons l'Arconce à gué en direction du levant.

Notre guide marche devant en éclaireur.

Je suis trempé et, afin de sécher mes braies, je ne remets pas la robe de bure. Je la pose sur l'encolure de la mule que je mène par la bride.

Depuis longtemps, je n'ai ressenti la chaleur des rayons solaires sur ma peau. J'en éprouve une douce jouissance et un sentiment de jeunesse libérée.

Me détournant je surprends le regard de Céline fixant le creux de mes reins. Surprise, elle rougit et baisse les yeux. Le trouble que je provoque me fait sourire et je juge plus décent de revêtir à nouveau mon froc de moine.

Le soleil est au zénith lorsque nous décidons de faire une pause. Par un sentier montant, nous avons traversé le bois de Sarre et, parvenus au sommet du coteau, nous découvrons le panorama du paysage brionnais dans les hauteurs de Chevagny.

Le paysage n'est plus celui du Charolais. Les bois sont clairsemés et les clairières plus abondantes. Même le sol est différent, le sable du chemin est de couleur rose et l'on n'y voit pas trace d'argile. Au loin se détachent sur l'horizon les sommets de Dun et Dune. Plus à gauche le Saint-Cyr culmine auprès de son voisin de Beaubery. Tout au fond du décor, les monts du Beaujolais avec le Saint-Rigaud et la roche d'Ajoux délimitent la ligne de partage des eaux. De notre côté les ruisseaux dévalent en direction de la Loire et de l'océan, de l'autre, vers la Saône et la méditerranée.

Nous décidons de nous arrêter là pour nous restaurer. C'est une grande clairière où coule une source fraîche. Notre mule est la première à se désaltérer dans l'abreuvoir qui recueille le filet d'eau. Céline s'éloigne et disparaît pendant quelques instants derrière les frondaisons à l'orée du bois. Une harde de chevreuils détale à son approche et traverse la clairière juste devant nous en bondissant. Leurs miroirs blancs disparaissent dans la futaie opposée. Céline revient et nous conte en riant la frayeur qu'elle a éprouvée, au moment où retroussant sa robe, le brusque démarrage des cervidés a rompu le silence de la forêt.

Nous la taquinons en lui disant que les braves bêtes n'ont pas supporté la vue qu'elle leur offrait en toute impudeur. Le rouge lui monte aux joues et elle nous traite de vilains moines.

Une troupe de cavaliers passe au galop sur le chemin en dégageant un nuage de poussière. Nous reconnaissons les hommes du Seigneur d'Amanzé au retour d'une expédition sans doute punitive. Un blessé est couché en travers de l'encolure d'une jument grise.

Frère Jean, repu et désaltéré, s'adosse à un gros chêne et s'endort benoîtement.

Céline assise sur la mousse me fait signe d'approcher. Elle s'exprime à voix basse pour ne pas troubler le sommeil du géant. Le calme de l'endroit est propice aux confidences. Elle me parle du père de son enfant et de la promesse qu'il lui avait faite de revenir la chercher à son retour de Saint-Jacques. Elle m'explique comment elle a caché son état à sa famille jusqu'aux premiers jours d'Août, mais n'a pas pu tromper plus longtemps la vigilance maternelle. Son père, mis au courant, déshonoré, fou de rage, l'a chassé sans autre forme de procès.

Elle m'avoue qu'elle a succombé à la beauté du jeune homme sans savoir que son étreinte amoureuse risquait de générer la vie d'un enfant. Elle en veut à sa mère de ne pas l'avoir mise en garde, la considérant toujours comme sa petite fille et refusant de la voir grandir.

Je suis gêné par ses confidences et lui demande depuis combien de mois elle est enceinte. Elle me répond qu'elle attend le bébé pour la fin d'année. Son regard qui me fixe avec affection se trouble soudain. Elle sourit étrangement, prend subitement ma main et la pose sur son ventre rond. A travers la cotonnade, je sens un léger soubresaut. L'enfant est bien vivant et manifeste sa présence comme s'il comprenait que nous parlons de lui. Je suis ému et reste sans voix.

Une larme coule sur le visage de Céline, elle m'assure de sa gratitude sans comprendre pourquoi j'ai eu pitié d'elle. Je préfère changer de conversation et lui propose de demander à mon ami Pierre d'être le parrain de son petit.

Un ronflement puissant réveille frère Jean qui ouvre un oeil, puis l'autre en grommelant. Nous éclatons de rire et lui faisons accroire qu'il dort depuis plus d'une heure et que nous risquons de ne pas arriver avant la nuit.

Frère Jean regarde le ciel et constatant que le soleil est encore haut, comprend notre supercherie et donne le signal du départ.

La chaleur nous environne dégageant une fragrance mêlée de fougère et de serpolet. Heureusement l'ombrage des charmilles nous protège des rayons ardents de l'astre du jour. La futaie forme une voûte de verdure au-dessus du chemin qui longe un étang jusqu'à Civry.

Après une pause au prieuré de Saint-Germain-des-Bois où j'ai le plaisir de retrouver Etienne le Blanc camarade novice d'Orval, nous prenons la direction de la grande forêt qui nous sépare de notre but.

Au détour d'un amoncellement rocheux, nous croisons un groupe de ladres agitant leur crécelle. Céline ne peut réprimer un mouvement de répulsion à la vue de ces visages rongés par les ulcères, n'ayant plus que des trous à la place du nez et, dépassant de leurs chemises,des moignons sans doigts. Nous hâtons le pas sans nous retourner craignant la contagion de ce terrible mal.

Le chemin dans la forêt nous semble interminable. A chaque tournant nous espérons un point de vue mais la végétation est de plus en plus dense. Le spectacle de Céline montée sur la mule me fait penser à la Vierge Marie contrainte de se rendre à Béthléem pour le recensement. En souriant je me compare à Saint-Joseph puisque je ne puis revendiquer la paternité de l'enfant. Frère Jean rit à gorge déployée et me demande quel rôle doit-il tenir dans cette évocation de l'histoire sainte. Je lui réponds qu'il se contente d'être le boeuf puisque nous avons déjà l'âne... Nouvel éclat de rire qui déclenche l'envol d'un coq de bruyère.

Enfin la forêt s'éclaircit et la rencontre de femmes portant des fagots de bois mort sur la tête, nous indique que la châtellenie de Sainte-Marie du Bois est proche.

La cité fortifiée nous apparaît bientôt, oasis de granit rosi par les rayons du soleil couchant. Un cavalier galope à notre rencontre à bride abattue. C'est Pierre, mon ami, averti par les guetteurs.

Comme à la voltige, il saute de cheval et d'une bourrade me salue à sa façon. Heureux de nous retrouver, nous nous tenons mutuellement par les épaules. Cinq années de séparation ont changé nos visages. La vie de milite lui a durci les traits. Son torse nu aux muscles saillants est bronzé par le soleil et la vie en plein air. Ses cheveux longs sont retenus par un lien à l'arrière et il arbore une superbe moustache gauloise. Plus rien de commun, à part le regard, avec le jeune moinillon que j'ai connu à Orval.

Se tournant vers Céline il ne peut réprimer un sifflement d'admiration et à nouveau me complimente. Je fais taire son enthousiasme en lui promettant une explication dès notre arrivée.

Lorsqu'il salue frère Jean, je me rends compte qu'il est presque de la même taille que lui. Il a donc grandi depuis notre séparation et me dépasse en effet maintenant d'une demi-tête.

Le large chemin qui nous reste à parcourir emprunte la "via regia" allant de Cluny à Vigousset. Nous devisons gaiement, nous avons tant de choses à nous raconter. Pierre prend des nouvelles de nos camarades. Il me demande si les moines qu'il a connus sont toujours en place et me dit, avec ironie, que je fais un beau bénédictin. Il s'étonne que je n'accède pas à la prêtrise. Je lui réponds qu'il n'en est pas question pour le moment. Je me plais dans les fonctions qui me sont imparties et qui me laissent beaucoup de liberté.

Les gardes de la porte occidentale émettent quelques obscènes plaisanteries à notre passage. Ils n'ont pas l'habitude de voir une jolie fille, voyageant sans chaperon en compagnie de jeunes et vigoureux moines de Cluny.

Pierre nous précède dans la rue pavée qui mène de l'enceinte à la nouvelle église. La châtellenie de Sainte-Marie a vu sa population augmenter considérablement depuis l'installation d'un prieuré clunisien et, la chapelle conventuelle, s'est bientôt avérée trop petite pour accueillir les habitants. Le vicomte de Dun a financé la construction selon les plans de Cluny et avec le concours des manants de la région et des artisans de Paray, dont Arnoul pour les sculptures.

Nous bifurquons à la droite du porche et par la rue Notre-Dame, nous débouchons sur une charmante place entourée de maisons de caractère. L'une d'elles, plus imposante est l'unique établissement de la région, où les seigneurs ont privilège de battre monnaie. Une autre, dont la façade ouvragée est ornée de médaillons sculptés dans la pierre, est le siège du tribunal. Près de l'hôtel des monnaies se trouve le corps de garde à l'angle de la rue Césarée qui mène au château de Fréelan le Blanc frère puîné d'Artaud.

Dans cette rue pavée se situe la petite maison de Dame Eufémie, veuve de feu Barthélemy de Pensemont, chevalier aux ordres du vicomte de Dun.

C'est ici le but de notre voyage.

Pierre frappe le heurtoir de la porte principale qui est bardée de ferroneries et qui s'entrouvre sur la face ridée d'un vieux serviteur.

Nous entrons dans une salle dallée dont le mur opposé à la rue est orné d'une fresque représentant l'adoubement du chevalier. Des bancs recouverts de peaux de chèvres et deux énormes coffres sculptés, composent le mobilier de la pièce.

Nous étions attendus car la maîtresse de maison est déjà là en compagnie de son jeune fils Bertrand. Céline fait une révérence devant dame Eufémie qui l'embrasse, en signe de bienvenue. Nous nous présentons à notre tour et engageons la conversation alors que les serviteurs nous apportent pain d'épice et boisson de frênette.

Je comprends pourquoi mon ami Pierre a choisi de jeter son froc aux orties.

La dame est d'une étrange beauté. Ses yeux, ourlés de longs cils, sont d'un gris vert particulier, qui leur donne un pouvoir envoûtant. Sa robe noire accentue la pâleur de son teint et dissimule mal des formes généreuses. Une tresse, maintenue par une barrette sertie de pierres précieuses, relève ses cheveux bruns sur le haut de la tête, dégageant une nuque fine au teint d'albâtre. Tout en elle respire la sensualité d'une féminité épanouie.

Je lui remets la bourse destinée à régler la pension de Céline et de son futur bébé. Son feu mari lui ayant légué une maigre fortune, elle apprécie le geste et me charge de remercier dom Gontier en son nom.

Nous aurions pu rester longtemps en cette ambiance agréable mais la cloche de l'église sonnant l'Angélus, Pierre nous conseille de ne point tarder à nous joindre à lui pour le repas du soir. Nous sommes ses invités.

Ce qui tient lieu de réfectoire pour les gardes est en réalité la salle principale de l'hospice routier. Indépendant du prieuré des moines, cet hospice est géré par un intendant d'Artaud le Blanc et emploie une douzaine de serviteurs et servantes.

Habitués au silence de nos repas, nous sommes surpris dès l'entrée par l'ambiance bruyante du lieu.

De longues tablées sont occupées par des hommes d'armes, des marchands de passage et des artisans en déplacement. Tous parlent fort et les rires fusent en réponse aux plaisanteries échangées.

Mon ami Pierre fait son effet en entrant avec nous. Il est connu à toutes les tables et semble très populaire. Il serre des mains et nous présente à ses amis.

Une table plus petite que les autres nous est réservée dans le fond de la salle commune. Nous nous asseyons sur les bancs patinés avec soulagement, la fatigue de la journée commençant à se faire sentir et une grosse faim nous tenaillant l'estomac.

Pierre nous explique la raison de notre présence ici. Le prieur de Bois, ainsi s'abrège le nom de la bourgade, lui est redevable d'un service, tenu secret, qui lui a évité de gros ennuis avec Cluny. Par gratitude, il assure de fermer les yeux sur notre absence et surtout de n'en point parler à quiconque. Nous étions sensés nous reposer au doyenné bénédictin avant de reprendre la route le lendemain.

En réalité, Pierre nous a préparé une fête profane à damner un moine et nous nous laissons faire sans protester. Je me doute que frère Jean n'en est pas à sa première incartade, mais pour mon compte, c'est la première fois, depuis mon entrée en religion, que je suis libre d'agir sans avoir à rendre compte de ma conduite. Ma conscience s'en accommode avec une facilité déconcertante.

Au menu, une potée fumante, mélange de choux cabus, navets de Beaubery et pastonnades "rodzes" avec du lard, du jarret et de la queue de porc. Je ne connais plus le goût de la viande, interdite au monastère et j'en refais la découverte avec délices. Des servantes aux décolletés généreux ne laissent pas vides nos coupelles et c'est un vin blanc de Solutré qui coule à profusion des pichets, comme source d'or liquide.

Malgré le brouhaha ambiant, la conversation va bon train. Pierre nous conte ses années d'apprentissage de milite, les péripéties d'un voyage à Rome en escorte de l'abbé Odilon, et son stage à la forteresse de Dun. C'est à la suite de ce stage, qu'il a obtenu sa nomination au grade de connétable avec affectation aux écuries de Bois. Il a sous ses ordres six palefreniers et la garde d'une douzaine de fringants chevaux. Certaines de ces montures sont des éléments de relais pour les courriers des comtes et vicomtes et ceux des moines de Cluny. Les autres sont les destriers des chevaliers de la place.

Pierre n'est pas encore adoubé chevalier, mais son grade l'autorise à posséder une monture personnelle. Son destrier, nommé Coosa est un étalon à robe baie, à la crinière abondante de couleur chatain ainsi que la queue. De taille moyenne mais possèdant une musculature imposante, Il n'a pas son pareil dans les tournois. Mon ami, tel un centaure, les remporte souvent grâce à la force et la rapidité du déboulé de son cheval.

Parler fort et manger salé donne soif. Nous vidons coupes sur coupes. Le manque d'habitude fait que bientôt je me sens gai comme un pinson. Les chansons prennent la suite des conversations et Pierre, en intermède, nous sort avec malice quelques histoires paillardes où les bons moines ne sont pas épargnés.

L'une des servantes, nommée Sidonie, est venue s'asseoir à nos côtés et rit à gorge déployée. Elle aussi est douée pour ce genre de divertissement et agrémente le récit de phrases en patois brionnais. Elle prend le relais de Pierre, une histoire en entraîne une autre et, chaque éclat de rire la rapproche un peu plus de moi.

De nouveau le trouble redouté m'envahit. Je sais pourtant que le démon se cache sous les traits charmeurs de Sidonie mais je fais mine de n'y pas croire et j'invente des circonstances atténuantes. Je suis certain que je me fais des idées et que cette fille est bien plus honnête qu'il n'y parait. C'est sûrement moi qui suis anormal, voyant toujours le Malin, tel le serpent de la genèse, caché derrière les filles d'Eve peu farouches. C'est sûr, je manque au plus élémentaire devoir de charité à son égard et pour me faire pardonner je pose mon bras sur son épaule à demi dénudée.

Pierre redouble d'hilarité et imagine alors de m'enfoncer un peu plus dans mon trouble. Il défie Sidonie de m'embrasser, lui promettant une bénédiction divine qui lui assurera de trouver un mari dans l'année. Sans la moindre hésitation et, avant que je n'émette la moindre approbation, je me retrouve asphyxié par les lèvres charnues de la fille. Je n'ai même pas le courage de m'en défendre et tout en perdant mon souffle, je savoure l'ardeur de ce baiser indécent.

Je glisse un oeil du côté de frère Jean qui à force de vider sa coupelle de Solutré s'est écroulé, le front sur la table. Je n'ose me détourner du côté de la salle, craignant par avance de constater les effets de ma conduite scandaleuse.

Heureusement je suis sauvé de ce piège érotique, par les vapeurs d'alcool qui m'obligent à sortir précipitamment de la pièce sans voir les visages hilares dont les regards moqueurs accompagnent ma sortie.

L'air frais me ravigote. Je m'étends sur une ridelle abandonnée là près des écuries. Mais que se passe-t'il? Dès que je suis en position horizontale, j'ai la sensation de m'envoler, le sol se dérobe sous mon poids. C'est certain, je vole et c'est parce que je suis mort... La pesanteur ne conditionne plus mon enveloppe charnelle qui se déchire et libère mon âme pour le grand voyage.

Seigneur ayez pitié d'un pauvre moine qui n'a péché que par faiblesse mais ne connaît point l'orgueil.

J'entends des voix, j'entrevois un visage nimbé d'un léger brouillard. Ce n'est pourtant pas Saint-Pierre qui me tend la main et je ne suis pas à la porte du paradis. Toujours au seuil des écuries, c'est mon vieux complice qui me verse un seau d'eau sur la tête, puis fait un essai pour me remettre sur pieds. Devant l'impossibilité de me maintenir en position verticale, il m'installe dans une brouette qui se trouvait là et me véhicule jusqu'au corps de garde où il m'étend sur une paillasse. Cette fois je ne vole plus mais j'ai l'impression de naviguer sur un bateau secoué par de fortes vagues. J'ai la nausée et me cramponne à la planche de bois qui tient lieu de lit. Peu à peu la tempête se calme et je sombre dans un profond sommeil.

Le lendemain, au réveil, j'ai la tête lourde et la bouche empâtée.

Pierre, en compagnie de frère Jean, assiste à l'ouverture de mon premier oeil. Je le referme aussitôt à la vue de sa mine goguenarde, réalisant que, la veille au soir, j'ai largement outrepassé les limites de la bien séance en péchant par gourmandise et concupiscence. La honte m'envahit mais elle est bien vite effacée par la jovialité de mes deux amis.

Un garde me sert à boire une grande bolée de ce qu'il nomme un "rince-cochon". C'est un breuvage obtenu en mélangeant deux mesures de sommités d'orties en décoction à une mesure de vin rouge dans lequel on a laissé macérer pendant un mois, baies de genièvre et feuilles de ronces.

L'effet est immédiat. Y ajoutant la fraîcheur d'une ablution énergique, je me sens parfaitement remis de mes exploits nocturnes.

La forte constitution de frère Jean n'a pas souffert de l'abus de vin blanc et, frais comme un gardon, il est déjà prêt au départ.

Je prétexte un oubli important pour me rendre à la maison de dame Eufémie, espérant entrevoir Céline, ma protégée. Il est trop tôt et seul le vieux serviteur s'active au rez-de-chaussée m'assurant que la jeune dame a passé une bonne nuit et repose encore dans sa chambre. Je lui donne le seul écu qui me reste en le priant de bien veiller sur elle et sur l'enfant qui va naître.

Nous décidons, au retour, de faire un pèlerinage à Notre-Dame de Sancenay. Cela nécessite un itinéraire différent et un peu plus long. Pierre nous accompagne jusqu'au courtil de Giverdier et nous nous séparons, espérant ne pas rester aussi longtemps sans nous revoir.

Je lui fais promettre d'accepter le parrainage de l'enfant de Céline, ce qu'il acquiesce de bon coeur.

Quelques lieues plus loin, nous découvrons la petite chapelle Saint-Georges, entourée de quelques chaumières où résident en permanence des laboureurs et leurs familles. Nous faisons une courte halte auprès de la source qui, dit-on, guérit "le grand mal" et la danse de Saint-Guy.

La suite de notre parcours est une succession de montées et de descentes par un chemin étroit qui parfois se réduit en un sentier à peine tracé. La végétation est de nouveau plus dense et, il nous arrive de nous égarer sur des pistes qui ne mènent nulle part.

Enfin nous croisons des milites du château de Sancenay qui nous indiquent le plus court chemin. Nous y serons dans une petite heure.

Le Seigneur de Sancenay est un descendant direct de Childebrand, demi-frère de Charles-Martel. L'un de ses ancêtres, Echard II comte de Châlon, était le plus riche des comtes de Bourgogne et, indépendamment du Morvois et du Vexin, il possédait des biens dans l'Autunnois. En Brionnais, lui appartenait, tout le territoire allant de Vareilles jusqu'à Baugy en passant par Sancenay où se trouvait sa place forte. C'est la raison pour laquelle toute cette région ne dépend pas du comte de Mâcon mais directement du duc de Bourgogne.

La chapelle Notre-Dame de Sancenay est proche du château, au centre de la chênaie d'une forêt primaire. Comme Romay, ce fut aux temps celtiques, un haut lieu druidique où était vénérée la déesse mère, une en trois personnes.

Dans le monde ancien, le nombre trois était sacré et de bonne augure aussi, les divinités féminines celtiques étaient souvent représentées en triades.

L'eau sortant de terre à proximité, manifestation de fécondité de la terre mère, il était normal que la divinité soit féminine et vénérée en ce lieu.

Cette source, comme à Romay, a pouvoir de guérisons multiples. Tout comme à Romay, les premiers moines évangélisateurs de la région se sont empressés de remplacer le culte réservé aux triades par la dévotion à la vierge Marie ce qui suscita la conversion de nombreux Insubriens du pagus briennensis.

Fatigués par la première partie de notre voyage de retour, c'est avec satisfaction que nous faisons la pause sous l'ombre des chênes, près de la source sacrée. La chaleur lourde de ce jour me fait craindre une fin de journée orageuse et frère Jean confirme le bien-fondé de ma crainte. Nous décidons, en conséquence, de faire étape ce soir a l'archiprêtré de Varennes en Briennois, dont le bourg domine la vallée de l'Arconce.

Après avoir prié la Vierge de Sancenay de nous pardonner nos incartades de la veille, nous reprenons le chemin de Varennes où, peu de temps après, nous arrivons alors qu'éclate un violent orage. Les éclairs se succèdent déclenchant de bruyants grondements de tonnerre. Tout le ciel est en feu et une pluie violente fait ruisseler les rues de la bourgade. Nous nous abritons sous le porche de l'église avec notre mule, tellement effrayée, que nous avons peine à la maintenir.

Dans ce déchaînement des éléments, je perçois la réponse du ciel à ma mauvaise conduite et je tombe à genoux implorant la mansuétude divine. Comme en réponse à ma supplication, la porte de l'église s'entrouvre et un jeune bedeau s'enquiert de notre identité et de nos intentions. Nous lui expliquons que, moines bénédictins de Paray, nous cherchons asile pour passer la nuit. Le jeune homme disparaît et revient alors que l'orage s'est calmé et a fait place à une chaude moiteur. Il nous demande de le suivre jusqu'aux écuries du presbytère où nous pouvons enfin bouchonner la mule et faire une toilette à grande eau pour laver notre crasse de poussière et de sueur mêlée.

Alors que je verse un seau sur la tête de frère Jean, je remarque que nous sommes observés par une femme qui se dissimule derrière une fenêtre du bâtiment principal. Elle se retire brusquement lorsque mon regard croise le sien. A voix basse, j'en fais part à frère Jean qui d'instinct cache son sexe de ses mains et se sauve à l'abri salvateur de l'écurie. Je ris de bon coeur, tout en prenant garde de tourner le dos à la curieuse pour finir de me laver.

Le jeune bedeau revient pour nous transmettre l'invitation de l'archiprêtre au repas du soir servi après l'Angélus. Il nous précise que le Viguier et son épouse seront au nombre des invités.

Frère Jean n'est pas très à l'aise en assemblée bourgeoise. Prétextant un violent mal de tête, il me prie de l'excuser auprès de notre hôte. Je sais par avance que sa façon de soigner son mal, sera d'aller aux cuisines et d'y faire bombance.

Je me rends donc seul à l'invitation. Le presbytère est une vaste bâtisse de pierres grises. La façade donne sur une cour entourée de hauts murs. Dès l'entrée dans la salle commune, je suis surpris par l'atmosphère de luxe et de bon goût qui y règne. Mon étonnement ne fait qu'augmenter lorsque, saluant monsieur l'archiprêtre, ce dernier me présente dame Sybille, son épouse, et ses trois filles. Je reconnais en l'aînée la silhouette féminine de la fenêtre indiscrète. Un léger sourire complice se lit sur son visage alors qu'elle me fait la révérence. Continuant les présentations, je fais connaissance du Viguier, Jacques de la Foi-Franche, dont la réputation d'homme juste est connue jusqu'à Paray.

La viguerie de Varennes en Briennois est chef-lieu de juridiction pour l'ager Briennensis dont la circonscription judiciaire s'étend sur les vingt-deux paroisses de l'archiprêtré. L'administration civile dépend exclusivement du comte de Mâcon qui nomme le Viguier, alors que les questions religieuses sont sous l'autorité de l'évêque d'Autun.

D'autres bourgeois des environs sont invités à cette petite fête en l'honneur des cinquante ans de l'archiprêtre. Parmi eux, le sire de Frontigny dont la spécialité est l'élevage de bovins à robe blanche qui ont la particularité d'atteindre des poids impressionnants. Ne dit on pas que l'un de ses taureaux avoisine les 2000 livres.

Le repas se passe dans une joyeuse ambiance. A Nouveau, je fais un autre péché de gourmandise en me régalant d'une viande rôtie à la broche. Par contre, échaudé par l'expérience de la veille, je refuse énergiquement le vin de Mailly, prétextant que la discipline de mon ordre m'interdit toute boisson alcoolique.

Au fil des conversations, je remarque qu'il est beaucoup question du Roi, Robert le Pieux. A la mort de son oncle Henri le Grand, frère d'Hugues Capet, il a prétexté de sa parenté pour revendiquer le duché de Bourgogne. Il vient d'en prendre possession au détriment d'Otte Guillaume qui semblait pourtant être l'héritier naturel. Nous devenons désormais les sujets du Roi de France.

Il se trouve que je suis l'un des plus jeunes hommes de l'assemblée. Cela me vaut la compagnie des filles de la maison qui ne tarissent pas de questions sur la vie monastique et sur la ville de Paray qu'elles rêvent de visiter. L'aînée d'une rare beauté, se prénomme Elodie. Elle me dit avoir rencontré mon ami Pierre à l'occasion d'un tournoi en lice de Sancenay. Je comprends à la rougeur subite de ses joues que ce souvenir lui est fort agréable. Raingarde, la cadette, au visage plus ingrat, me confie qu'elle se destine à la vie religieuse et espère bien être admise au couvent de Semur. La plus jeune, Isabelle, a figure d'angelot. Elle est d'une impertinence peu commune et ne peu s'empêcher de me rapporter, en catimini, le trouble éprouvé par sa soeur à la vue de nos anatomies. Puis avec un sourire effronté, elle me dit regretter de n'avoir pas profité du spectacle.

Je suis gêné par sa désinvolture et m'empresse de changer de conversation, aidé en cela par l'arrivée de dame Sybille qui s'enquiert de la bienséance de ses filles à mon égard. Je la rassure sans peine et la prie de bien vouloir m'autoriser à prendre congé afin d'effacer par une bonne nuit la fatigue de la marche. Elle acquiesce et me charge de transmettre sa respectueuse considération à notre prieur.

Je rejoins la pièce des communs, près de la grange dîmière, où frère Jean est déjà endormi et je m'écroule dans la paille sans même prendre la peine de me dévêtir ni de faire mes prières du soir.

Le lendemain, la cloche de l'angélus nous réveille. Nous assistons à la première messe et reprenons le chemin en compagnie de notre mule et d'un mendiant, d'une trentaine d'années, qui nous demande de le guider jusqu'à Paray. Nous traversons la rivière au gué du moulin d'Arconce et passons facilement le poste de péage de la maison forte avoisinante, grâce au sauf-conduit que nous a donné l'archiprêtre.

Notre voyage aurait pu se poursuivre sans incident notable mais il nous restait à traverser le grand bois qui occupe le territoire situé entre la vallée de l'Arconce et celle de la Bourbince.

Vous ne risquez pas de vous tromper, nous a dit le Viguier, le chemin est tracé tout droit au centre de la forêt. Frère Jean, par mesure de sécurité, coupe deux baliveaux de charmes pour en faire de solides gourdins complétant nos bâtons de marche.

Sage précaution due à l'habitude qu'il a de fréquenter les bois.

Alors que nous arrivons à la croisée du chemin de Busseuil, une dizaine de loqueteux, hirsutes et crasseux, jaillissent des fourrés et nous entourent menaçants. Celui qui semble être le chef de bande, exige que nous lui remettions la mule en guise de droit de passage. Pour toute réponse, frère Jean lui assène un violent coup de bâton qui le déséquilibre et l'envoie dans le fossé. Une mêlée s'en suit et les gourdins se croisent en claquant. Je frappe tout ce qui se présente devant moi en parant les coups qui me sont destinés. Afin de faire face à nos agresseurs, nous sommes, tous trois, dos à dos. La force de Jean est telle que plusieurs brigands se trouvent désarmés et forcés d'abandonner le combat dont l'issue semble tourner à notre avantage.

Soudain, retentit un cri strident. Notre compagnon mendiant se tenant la gorge, s'écroule sur le sol perdant son sang en abondance. Profitant de l'instant de désarroi qui s'en suit, les hors la loi s'emparent de notre mule et s'enfuient à travers bois.

Le pauvre homme a reçu un coup de serpe qui lui a tranché la moitié du cou. Nous assistons impuissants à son agonie. Dans un souffle il me réclame le baptême qu'il n'a jamais reçu. C'est le seul secours que je peux lui apporter. Je fais couler l'eau de notre gourde sur son front en récitant les paroles rituelles accompagnées du signe de la croix. Appaisé et comme s'il voulait dormir, il ferme les yeux et passe de vie à trépas.

Frère Jean part chercher du secours auprès des essarteurs de la clairière des Bruyères. Je reste seul avec le défunt dans le silence obsédant de la futaie.

C'est la première fois de ma vie que je suis confronté à la mort et j'en suis d'autant plus bouleversé qu'elle a frappé le plus faible de nous trois. Celui qui se croyait protégé par nos habits religieux, m'avait confié sa difficulté de survivre à la misère qui le poursuivait et l'espérance qu'il avait en des jours meilleurs. Je ne puis retenir mes larmes et je prie pour le repos de son âme, jusqu'au retour de mon ami. Jean est accompagné de deux bûcherons et d'un char attelé d'un cheval.

Précédant ce triste équipage, nous entrons dans Paray et rejoignons le monastère où nos frères religieux nous relaient pour préparer de dignes obsèques à celui que je viens de baptiser Mathieu.

À propos

Roman historique et régional inspiré par les écrits de l'abbaye de Cluny et par 60 ans de vie parodienne de l'auteur.