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05 - Consécration de l'église prieurale

Publié par Louis Antoine  - Catégories :  #Chapitre V

05 - Consécration de l'église prieurale
C'est tout d'abord un bruit sourd, comme un grondement d'orage éloigné, qui peu à peu s'amplifie et se transforme en un martèlement de sabots sur le sol gelé.

Une troupe imposante de cavaliers, armés de lances ornées de gonfanons multicolores, précède les religieux montés eux aussi sur les chevaux de l'abbaye. Unis pour la circonstance, le Seigneur Jehan de Cypierre et Geoffroy Deschaux, châtelain de la Bussière, assurent l'escorte d'Odilon. Une litière voilée d'épais rideaux et comportant des brancards à l'avant et à l'arrière où sont attelés deux chevaux trapus mais de petite taille, se remarque au milieu du convoi. Renseignement pris, à l'intérieur de cette litière, se trouve la comtesse Adélaïde, veuve du Comte Lambert fondateur du monastère d'Orval. Adélaïde, dont on connaît l'attachement pour notre terroir, berceau de ses aïeux, est accompagnée de son fils Hugues, évêque d'Auxerre et comte de Châlon. Au total une cinquantaine de cavaliers dont le rôle est d'impressionner les nombreux brigands des forêts Charolaises. Les moines ont revêtu leur cape noire, le capuchon leur cachant la moitié du visage pour se protéger du froid. Ils sont cinq accompagnant l'Abbé.

Une jument blanche, particulièrement entourée de gardes, est parée d'une cape en brocart richement brodé de fils d'or. Nous apprenons qu'elle transporte les précieuses reliques de Saint Gervais. Suivent enfin une dizaine de mules bâtées dont les fardeaux sont indispensables à la vie de notre communauté d'Orval. Manuscrits, toile pour la confection de linges d'autel, bure pour celle de nos vêtements, outillage et divers vivres composent le chargement. Odilon et Hugues mettent pied à terre et donnent l'accolade à Andralde notre prieur. Ensembles ils pénètrent à l'intérieur de l'oratoire pour une prière à la Vierge puis ressortant sous le porche, échangent les civilités d'usage en une courte allocution. Odilon, ajoute aux salutations à la population assemblée des compliments destinés aux maîtres d'oeuvre et manouvriers pour la célérité apportée à la réalisation du grand projet architectural.

En compagnie de dom Andralde, l'Abbé Odilon suivi de toute l'assemblée marche en direction d'Orval. Lorsqu'il arrive au détour de la colline de Vignemont, il fait halte et manifeste l'admiration qu'il éprouve à la vue de la silhouette trapue de l'église conventuelle illuminée par le pâle soleil de décembre. Les trois tours ajoutent au paysage du Val d'Or la rigoureuse harmonie romane sans pour autant nuire à la beauté naturelle des lieux.

Nous franchissons l'enceinte du monastère sous les acclamations des habitants de la région assemblés. Les quelques paysans qui travaillaient dans la vallée avant l'an 970, avaient leur demeure sur la colline. Aujourd'hui la population dépasse la centaine de foyers qui vivent tous de l'ouvrage que leur procure le monastère, sans compter, bien sur, les inévitables mendiants. Les anciens estiment que le maximum de familles résidentes est atteint. On imagine pas une cité parodienne beaucoup plus peuplée car on ne voit pas qui pourrait assurer la subsistance de nouveaux arrivants.

L'Angélus de midi carillonne à toute volée comme pour les grandes fêtes liturgiques. Odilon et les religieux entrent dans le cloître. Les hommes d'armes alignent leurs chevaux tout au long de la palissade d'enceinte et sont reçus à l'hostellerie afin de s'y restaurer. Nous regagnons notre réfectoire où le frère André nous sert un menu de choix composé d'une purée de châtaignes accompagnant, cela est rarissime, une viande de sanglier. Au dessert des pommes enrobées dans une pâte et cuites au four.

Le début d'après midi est libre afin de permettre aux arrivants de se reposer des fatigues du voyage matinal. Avec Pierre nous profitons d'un temps libre pour nous rendre dans la cour d'entrée afin d'y admirer les chevaux assemblés. Les palefreniers s'activent pour les soigner et les nourrir pendant que le maréchal-ferrant répare les dégâts occasionnés par le long parcours. Une odeur mêlée de corne brûlée, d'urine et de crottin empeste l'atmosphère alors que les hennissements des étalons retentissent comme autant d'appels à l'accouplement. L'un d'eux, à la robe noire de jais, particulièrement nerveux frappe le sol de son sabot avant dégageant un nuage de poussière. Pierre est ravi. Il a déjà eu l'occasion de monter en compagnie d'Artaud le Blanc et il en garde un souvenir exaltant qu'il essaye de me faire partager. La cloche des Vêpres nous rappelle à l'ordre et nous nous empressons de rejoindre nos camarades dans la cour de notre école. C'est en rangs par deux que nous nous entrons alors à l'église où nous prenons place. Quelques instants plus tard, la nef et la tribune sont combles. Pour la première fois dans un même édifice du moustier, les trois ordres sont assemblés: Les "oratores", ceux qui prient, les "laboratores", ceux qui travaillent et les "bellatores" ceux qui exercent le métier des armes.

La nouvelle église, longue de 89 pieds et large de 28, est orientée à l'est selon les règles bénédictines. On y accède par un porche servant de base aux deux tours de guet et à une salle haute qui communique avec la tribune de la nef. Au rez-de-chaussée, à l'aplomb de cette tribune, un jubé en bois ajouré délimite l'espace réservé aux laïcs n'ayant pas accès à la communauté monastique. Dans l'espace de clôture, les frères et novices sont face à face dans la nef au niveau de la croisée du transept. Sous la voûte en cul-de-four du choeur, des sièges capitonnés de velours cramoisi attendent l'arrivée des prélats. Nous sommes placés devant la chapelle latérale dédiée à la Vierge, sur des bancs de châtaignier fleurant bon le bois fraîchement ouvragé. Par cette situation avancée, nous avons une parfaite vision, du choeur et de l'assemblée. Exceptionnellement, les personnages importants des seigneuries voisines ont leur place réservée dans l'espace réservé à la communauté. La comtesse Adélaïde trône au premier rang, entourée de ses filles, Mahaut et Gerberge, coiffées de voiles estompant leur juvénile beauté.

Le choeur des moines entonne les psaumes alors que s'avance la procession venant de l'extérieur. En tête deux jeunes novices portent avec respect, le premier, la pierre d'autel, l'autre une châsse en argent contenant les saintes reliques des martyrs Gervais et Protais. Suivent les diacres et les profès de la communauté précédant Dom Andralde, puis l'évêque Huguesugues, coiffé de la mitre et tenant la crosse à la main. A son coté, marche l'abbé Odilon de Mercoeur dont la pâleur ascétique contraste avec la couperose de l'évêque. Le clergé séculier des environs a aussi été convié et l'on remarque le vieux curé de Notre-Dame de Paray tout près de notre prieur. Alors commence la cérémonie rituelle de bénédiction et consécration de l'église conventuelle. Dans la prière d'introduction l'Abbé déclare solennellement que le divin sanctuaire sera consacré en l'honneur du Saint Sauveur, de la Bienheureuse Vierge Marie, des Saints Martyrs Gervais et Protais et de Saint Grat, évêque de Châlon. La dépouille mortelle de ce dernier est parvenue à Paray grâce à l'intervention du comte Lambert.et malgré l'opposition des Châlonnais. Jusqu'à ce jour, elle reposait dans la première église du monastère de Survau. Sa translation à la crypte de ce lieu consacré, se fera demain avant la messe solennelle.

Accompagné des diacres, du thuriféraire et d'un laïc portant les cierges, Odilon s'avance à la croisée du transept et tour à tour prononce une prière en direction des quatre points cardinaux. matérialisés par quatre cierges allumés et tenus par des novices. Chaque bénédiction est suivie d'un encensement et d'une psalmodie. L'officiant se dirige alors en direction du maître-autel. Frère Daniel s'avance et présente le coffret d'argent contenant les reliques. Celui-ci est posé par Dom Andralde dans la cavité de l'autel et recouvert d'un parchemin authentique portant les sceaux du Saint-Siège.

La pierre d'autel refermant le tout est mise en place puis scellée avec du plomb en fusion par le Maître verrier Gontran de Chapaize. Alors retentissent à toute volée les deux petites cloches de la tour du porche, pendant que le Te Déum est chanté en alternance par le choeur et les autres religieux de la communauté. Reste à bénir la grosse cloche de la tour principale. Devant nous et abondamment fleurie, elle est posée au centre de la croisée du transept à la verticale de l'orifice qui lui permettra d'accéder au clocher. L'inscription gravée dans l'airain mentionne "Je me nomme Marie-Aélis, mon parrain est le seigneur Jehan de Cypierre, ma marraine la comtesse Adélaïde veuve du Comte Lambert et bienfaitrice du coenobium d'Orval". C'est l'évêque Hughes qui assure ce cérémonial.

Tout ce que je relate aujourd'hui est resté imprimé dans ma mémoire comme si l'événement s'était passé depuis quelques années seulement. Et pourtant nous fêterons le soixantième anniversaire de cette merveilleuse journée en Décembre prochain. J'ai retrouvé le texte de la bénédiction et je suis heureux de vous en faire part:

" Christ, maître absolu et tout puissant qui a apaisé la tempête sur la mer, daigne secourir maintenant ton peuple dans ses nécessités. Répands comme une rosée du Saint-Esprit le tintement de cette cloche. Qu'à son bruit toujours l'ennemi s'enfuie; que le peuple chrétien soit invité à la foi. Dès ce jours, que le son de cette cloche traverse la nue, que les anges eux-mêmes servent de leurs mains l'assemblée réunie à l'église et que l'éternelle protection assure le salut à tous les fidèles, à leurs âmes et à leurs corps."

La cérémonie terminée à la nuit tombante, chacun retourne en son "chez-soi". L'hostellerie n'étant pas suffisamment grande pour loger tout ce monde, seule la comtesse Adélaïde et sa suite, son fils Hugues et les chanoines qui l'accompagnent peuvent y prendre places.Tout le gros de la troupe des chevaliers sera logé, par moitié au château de Cypierre et, pour l'autre, au château de Bisefranc sur les terres de la comtesse. Les chevaux partis, le calme règne de nouveau sur le prieuré. En raison des festivités notre maître nous a organisé une veillée dans ce qui est habituellement notre salle de classe. Un grand feu brûle dans la cheminée et illumine la pièce. Sous le charme de cette extraordinaire journée, les questions fusent de toute part. Le maître fait en sorte de répondre aux interrogations.de mes camarades, concernant les personnages que nous avons rencontrés.

Je vous ai parlé, nous dit-il, bien souvent du comte Lambert puisque c'est à lui que nous devons notre installation en ces lieux. Et bien le comte Lambert et la comtesse Aélis, que l'on connaît plus couramment sous le nom d'Adélaïde, eurent quatre enfants, indépendamment de ceux qui moururent en bas âge. Ils ont donc élevé deux fils, Hugues et Maurice et deux filles, Gerberge et Mahaut. Hugues, sacré évêque en 999 a dû, malgré sa charge épiscopale, assurer la succession à la mort de son père au comté de Châlon. Son frère cadet, Maurice, était incapable de prendre une telle responsabilité. Très puissant seigneur, le comte Lambert était l'ami de l'empereur Otton. Protecteur de Cluny, c'est sa fortune qui entretient encore la troupe de bellatores de Geoffroy Deschaux, à la condition que ce dernier s'engage à assurer la paix sur les terres de l'abbaye.

Me vient à l'idée de poser une question car je suis intrigué par ce saint Protais qui semble inséparable de saint Gervais pour le patronage de la nouvelle église. Qui était saint Protais? Notre maître est intarissable ce soir. Il nous explique que Protais était le frère de Gervais et sans doute son jumeau. Ils vivaient à Milan sous le règne de Domitien, surnommé le Néron chauve, persécuteur des chrétiens. Orphelins de leur père, saint Vital et leur mère, sainte Valérie, tous deux morts martyrs, ils s'enrôlèrent tout d'abord dans l'armée. Mais sous le port des armes il leur était difficile de pratiquer leur religion. Ils vendirent tous leurs biens et se retirèrent du monde, vivant pauvrement et faisant pénitence tout en s'instruisant à la lecture des Saintes Ecritures. Nazaire leur conféra les ordres mineurs et les exhorta à joindre à la recherche de la perfection personnelle l'esprit d'apostolat. On les vit alors construire de leurs propres mains un oratoire et susciter de nombreuses conversions. Ceci n'était pas pour plaire aux prêtres païens et l'autorité romaine intervint en la personne du général Astase qui les fit arrêter et flageller à mort. Protais, plus résistant que son frère, eut la tête tranchée. Un chrétien appelé Philippe à qui l'on doit le récit de la courte existence des jumeaux, se chargea de l'inhumation des saints corps en un tombeau de marbre. Satisfait par cette longue réponse, je me surprends à penser au mérite de ces premiers chrétiens bravant jusqu'au sacrifice suprême de leur vie les autorités païennes de l'époque.

Notre veillée se termine à la lueur des braises qui par moments crépitent en jaillissantes gerbes d'étincelles. Nous chantons le Regina Coeli et nous nous séparons après avoir récité la prière du soir. "Gardes nous Seigneur quand nous dormons..."

Les nuits sont froides depuis le début du mois et nos paillasses nous semblent glacées en comparaison de la douce chaleur de l'âtre. J'ai les lèvres gercées et cela me fait mal. Heureusement, les tricots de ma chère Mano, la grand-mère de Rosala, sont suffisamment longs pour me couvrir les genoux. Je garde mes chausses, la laine grasse me réchauffe progressivement et je m'endors. Cette nuit j'ai rêvé que je dormais dans la litière de dame Adélaïde, bercé par le pas des chevaux.

Le lendemain est le troisième dimanche de l'Avent. Nous n'avons aucune peine à nous réveiller sachant que nous attendent encore d'autres émerveillements. Le monastère, ce matin, est empli d'un bruissement inhabituel. Moines et moinillons s'activent afin que tout soit prêt pour la célébration fixée à la dixième heure. Une ultime répétition de chant pour nous mettre en voix nous réunit à la sacristie. Pendant la nuit, les charpentiers sans craindre leur peine et à la lueur des torches, ont réussi à placer Marie-Aélis en son berceau de chêne, tout en haut du clocher principal. La surprise est grande d'entendre la voix grave de la nouvelle cloche se joindre harmonieusement à ses deux compagnes en un joyeux carillon annonçant la grand-messe solennelle. Seconde surprise pour nos jeunes oreilles, dans le plus grand secret, un luthier envoyé par l'empereur Otton, a pendant de long mois construit un orgue positif, cadeau impérial et témoignage de l'amitié qui unit nos trois éminents personnages.

Jamais encore nous n'avions entendu une si merveilleuse musique et l'ordonnancement de notre procession d'entrée s'en trouve perturbé. Un jeune moine venu de Cluny est au clavier et autorisation lui a été donnée pour cette occasion unique d'improviser sur le thème de l'introït de la messe. Les vibrations harmonieuses des accords me pénètrent jusqu'au plus profond de mon être. Je suis au bord des larmes à la découverte d'une sensation auditive jusqu'alors inconnue. Rien de comparable avec la flûte de roseau taillé par mon parrain si ce n'est le souffle produisant le son. Pourtant, à certaines reprises, on pourrait croire que de malicieux flûtistes se sont cachés derrière l'instrument.

Il faut que je me ressaisisse car dans quelques instants je suis chargé d'entonner l'antienne du chant d'aspersion de l'Eau Bénite. J'ai le coeur qui bat à tout rompre et le rouge me monte aux joues. Heureusement pour moi le jeune moine organiste m'encourage d'un regard amical et me donne le ton ce qui a pour effet de provoquer le silence de l'assemblée. Je respire profondément pour calmer les pulsations de mon coeur et, merveille, un son parfaitement ajusté à celui de l'orgue sort de ma bouche. Encouragé par ce bon départ, j'augmente progressivement la puissance de ma voix et suis étonné du résultat. Ayant l'habitude de répéter dans la sacristie, je constate que l'acoustique de la nouvelle église amplifiant le son de ma voix, je n'ai aucune peine à chanter. "Asperges me, Domine, hyssopo et mundabor, lavabis me, et super nivem dealbabor." Je ne comprends pas encore le latin mais je sais qu'il est dit qu'en joignant l'eau bénite à l'hysope, je serai plus blanc que neige. Le choeur des oblats répond. "Miserere mei, Deus, secundum magnam misericordiam tuam." Puis les moines reprennent "Asperges Me Domine...Ouf...! je suis soulagé et je peux m'offrir une petite distraction en laissant mon regard divaguer jusqu'au fond de l'église. J'aperçois dans les premiers rangs de la tribune réservée au petit peuple, mes parents adoptifs en grande tenue de fête. Fantine et Rosala me sourient, rougissantes d'émotion. De nouveau j'ai une fugitive larme à l'oeil en revoyant ces êtres chers alors que l'orgue donne le ton pour l'introit.

Je ne vous décrirai pas en détail la suite de cette messe. Sachez qu'elle reste pour moi l'une des plus émouvantes de ma vie d'enfant. Pour la première fois de mon existence j'ai eu la grande joie d'y communier au corps du Christ. La cérémonie terminée, c'est encore en procession que nous sortons de l'église, précédant moines et prélats. Une haie d'honneur est formée par les chevaliers et leurs montures. Nous nous dirigeons vers la porte du monastère où nous est donné l'ordre de dispersion.

L'heure des vacances a sonné, chacun est libre de rejoindre sa famille parmi les groupes assemblés sur la place de l'église, en joyeuses conversations. Mon baluchon sur l'épaule, je cours me jeter dans les bras de Fantine retrouvant la douce chaleur de sa généreuse poitrine alors que ses lèvres me couvrent de baisers.

 

 

À propos

Roman historique et régional inspiré par les écrits de l'abbaye de Cluny et par 60 ans de vie parodienne de l'auteur.