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14 - Raoul Glaber

Publié par Louis Antoine  - Catégories :  #Chapitre XIV

14 - Raoul Glaber

Raoul Glaber

J'aimerais vous faire connaître le personnage qui m'a le plus étonné durant ma vie monastique. Son nom est Glaber, son prénom Raoul. Il est moine bénédictin et il a, approximativement le même âge que moi, c'est à dire 40 ans, au jour ou je reprends la chronique du temps qui passe en Orval.

Nous sommes rendus en l'an de grâce 1036 et bien des événements ont perturbé les années qui ont suivi la consécration de l'église paroissiale. C'est durant cette période troublée que j'ai eu le bonheur de le côtoyer et de m'en faire un ami.

Raoul est né de parents de moeurs irrégulières et de mauvaise conduite. Il est recueilli par un oncle qui, à l'âge de 12 ans, le confie au régime monacal. Enfant fort éveillé mais aussi très têtu il devient moine à 20 ans. Mais son caractère trop indépendant, s'accommode mal de la règle bénédictine. Il s'accuse lui-même "d'avoir résisté par orgueil à ses supérieurs, désobéi aux vieux pères, irrité les frères de son âge et tourmenté les novices." Il est chassé de plusieurs couvent, mais grâce à ses connaissances de lettré, il est toujours assuré d'un asile. C'est ainsi qu'il réside successivement à Saint-Germain d'Auxerre et Saint Bénigne de Dijon d'où l'abbé Guillaume lui demande de l'accompagner en Italie en 1028. Puis il revient à Cluny où ses écarts de conduite lui valent à nouveau le renvoi. L'abbé Odilon lui assigne, en pénitence, trois ans de vie au sein de notre communauté. Il faut dire que depuis la mort de dom Gontier, le nouveau prieur, dom Segualde a rétabli une discipline de fer contre laquelle bien souvent je me heurte et qui me cause un sentiment d'injustice permanent.

Raoul Glaber, par son érudition a toutefois le pouvoir de s'imposer. " ni ascète ni mystique, indiscipliné et malicieux," il passe de longues heures devant son écritoire. Sa prose, vivante et colorée, est alimentée par le vécu de ses nombreux déplacements. En ce moment il rédige une biographie de Saint Guillaume de Dijon, son maître spirituel. Il nous décrit un abbé qui, au début de sa profession monastique, était passionné de psalmodie liturgique et pratiquait l'art de lire à vue, les chants de l'antiphonaire. Il dénonçait sans cesse les méchants projets du démon et incitait à la prière. Il adjurait ses frères "de ne plus se raser la barbe ni se coiffer de façon maniérée, de ne pas faire de gestes précipités ni frapper violemment la terre du pied." C'était là, selon l'abbé, de très graves symptômes de possession diabolique. Ce saint, au caractère épineux, représentait alors l'esprit batailleur du monachisme contre la hiérarchie séculière gangrenée par la " Simonie".

C'est pendant le séjour du moine Glaber à Orval que se produisirent les tragiques événements qui marquèrent d'une pierre noire ce XIe siècle pourtant bien commencé. Je m'inspire de la relation qu'il en fit dans ses écrits. En 1033, une comète qui s'évanouit "au premier chant du coq" précède de quelques jours l'incendie du Mont Saint-Michel. Une éclipse du soleil le 29 juin suivant : "Les hommes, en se regardant les uns les autres, se voyaient pâles comme des morts." Le même jours, des barons romains tentent d'assassiner le pape à Saint Pierre. La terreur qui n'avait pas effleuré l'an Mil, règne désormais sur toute l'Europe. De savants exégètes laissent entendre que l'an 1033 correspondant au millénaire de la passion du Christ, cela justifie les craintes les plus redoutables. Comme pour leur donner raison, durant trois années des pluies incessantes tombent avec abondance. Il n'est plus possible de semer ou moissonner et une grande famine s'en suit.

C'est, dit Raoul, " le châtiment de l'insolence des hommes. Les riches et les bourgeois affamés, pâlissent comme les pauvres. La violence des grands cède devant la misère commune."

Notre citée n'est pas épargnée. Nous vivons sur nos réserves, la première année, partageant avec les plus démunis notre maigre pitance, mais dès le second hiver, nous souffrons de la faim et encore plus de voir mourir les plus faibles d'entre nous. Frère André, aux cuisines, fait pourtant des miracles en réussissant malgré tout à composer des menus à base de plantes, de racines , de châtaignes et de noix. L'ortie en est la plus employée en raison de son abondance. C'est la revanche de cette plante si souvent combattue et mal-aimée. Désormais elle peut étendre ses racines jusque dans les potagers où elle est soignée et tuteurée pour ne point se souiller. Il en est de même pour les pissenlits que nous repiquons et buttons pour les faire blanchir. Ce qui nous manque le plus est la farine. Nous avons perdu le goût du bon pain bis que frère Gandin nous distribuait au temps des années fastes. Par contre nous consommons les choux et navets en abondance. Leur culture dans le potager du moustier s'accommode de l'humidité ambiante.

Dans les grandes cités du royaume, la désolation règne sans que quiconque puisse y remédier. Il en est de même en Angleterre et en Italie, les peuples meurent de faim. Raoul nous dit que les affamés trépassaient en gémissant faiblement, "comme la plainte d'un oiseau qui expire". On sait que la faim fait sortir le loup du bois. Elle peut aussi déchaîner chez l'homme des instincts irraisonnés et cruels. A quelques lieues de Cluny, dans la forêt de Mâcon, près d'une église dédiée à Saint Jean, un rustre avait construit une cabane où il égorgeait les passants. Un jour un voyageur, accompagné de sa femme, entre dans la cabane pour demander asile et aperçoit dans un coin des têtes d'hommes, de femmes et d'enfants. Ils s'apprêtent à fuir mais l'hôte les arrête et prétend les garder. La crainte de la mort double les forces du visiteur qui terrasse l'ogre et s'enfuie avec son épouse. Il dénonce sa découverte au comte de Mâcon qui envoie des soldats à l'hostellerie sanglante. Ils y comptent 48 têtes humaines! L'assassin est traîné à la ville, attaché à une poutre de grenier et brûlé vif. Glaber a vu l'endroit et les cendres de la maison qui servit de bûcher.

Notre communauté parodienne n'a heureusement pas eu à subir de telles extrémités. Elle a du cependant payer un lourd tribu en vies humaines, surtout parmi les enfants et les personnes âgée. C'est ainsi que j'ai eu la grande tristesse de voir s'éteindre notre cher Mano et se clairsemer les rangs de mes petits "moineaux".

Enfin, Dieu eut pitié.

Le soleil reparaît. La nature généreuse, emplit les greniers en abondance. De longues processions de fidèles suivent le clergé et les saintes reliques parmi les champs à nouveau cultivés. Les évêques ouvrent des conciles dans toutes les provinces de France. L'Eglise rétablit la discipline chrétienne, multiplie les privilèges de l'asile et consacre la trêve de Dieu. "Le signe, dit Raoul Glaber, de l'alliance éternelle que le monde venait de contracter avec Dieu." Alliance éphémère, le monde à peine converti, oublie les voeux formés dans l'angoisse de la famine. Dans une dernière lettre que Raoul m'adresse de Cluny où il est retourné, ll m'exprime son pessimisme par ces lignes: " jamais on entendit parler d'autant d'incestes, d'adultères, d'unions illicites et d'une telle émulation pour le crime."

Satan rentrait sur scène et reprenait le premier rôle.

À propos

Roman historique et régional inspiré par les écrits de l'abbaye de Cluny et par 60 ans de vie parodienne de l'auteur.